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Gardiens

Dans une démarche à la fois anthropologique, documentaire et artistique, Rip Hopkins a réalisé cette série photographique inédite dédiée au(x) métier(s) de gardien. Le photographe joue avec le sujet et nous emmène dans un périple à travers le département des Alpes-Maritimes, de gardien en gardien. Les images créées portent chacune la force d’une individualité magnifiée et, réunies, nous offrent une vision d’ensemble sur le gardiennage, fonction quelque peu méconnue en dépit de son importance dans notre société. Rip Hopkins en explore les multiples déclinaisons de gardien, nous présentant successivement garde-forestiers, bergers, policiers, auxiliaires de puériculture, moines, ou encore agents d’accueil. Ce faisant, le photographe met en lumière autant la pluralité que ce qui fait sa singularité du gardiennage. Être gardien, c’est protéger, définir les limites et réguler, comme le fait le berger avec ses animaux. C’est également observer à la marge, tout en étant un rouage essentiel de la mécanique sociale en exerçant une certaine autorité. Enfin, le rôle du gardien ne se limite pas à la contrainte autoritaire : il implique souvent une forme de soin, à l’instar du rôle des soigneurs d’animaux, ou encore de transmission, dans le cas des médiateurs culturels.

«Quis custodiet ipsos custodes?»
Juvénal, Satires, VI, 347
Qui me gardera de mes gardiens?
Adrien Bossard

Je suis un gardien. Ma fonction est explicitée par le nom de mon métier : conservateur du patrimoine. Je suis le garant de la bonne conservation d’une collection publique, un bien commun. Je suis tiraillé entre cette mission de transmission aux générations futures et celle de la transmission à la génération actuelle, car la meilleure manière de tout préserver définitivement serait de mettre l’ensemble sous clef dans une réserve plongée dans le noir. Or, j’ai aussi pour obligation de le présenter aux visiteurs du musée dont j’ai la gestion en raison d’une autre mission fondamentale qui est de «rendre les collections accessibles au public le plus large¹». Mon travail est donc double et souvent contradictoire: je fais de mon mieux afin de préserver des œuvres d’art tout en les exposant à la lumière, aux variations climatiques, aux chocs mécaniques dus aux manipulations, aux risques de malveillance et, de manière plus large, à la survenue éventuelle d’un incendie, d’une inondation et même d’un tremblement de terre! Tout est fait pour réduire au maximum ces risques, mais le risque zéro n’existe pas. On le voit bien avec la vague d’écoterrorisme (le terme est horrible) qui a commencé en 2022 dans les musées. Comment anticiper le fait que deux visiteurs vont jeter le contenu d’une boîte de conserve sur une œuvre ou coller leur main sur un tableau? Il s’agit d’incivilités médiatiques, de celles dont on parle sur la place publique. Mais les visiteurs vont par ailleurs corriger eux-mêmes avec un feutre, à tort ou à raison, une faute d’orthographe sur un panneau; taper sur un tambour en bronze du xIXe siècle pour le tester; toucher une statue en pierre pour voir ce que ça fait; ouvrir une trappe incendie afin de découvrir ce qu’il y a derrière; jouer avec l’embout d’un extincteur par curiosité; passer une issue de secours sous alarme en dépit d’un cordon; déclencher l’alarme incendie alors qu’il n’y a pas de feu; perdre leur équilibre en se penchant sur une oeuvre… Chaque journée d’ouverture au public réserve son lot de surprises, d’autant plus lorsqu’il s’agit d’accueillir plusieurs dizaines de milliers de visiteurs par an. À cela s’ajoutent du côté des visiteurs une certaine mauvaise foi, la colère d’avoir été pris sur le fait, le refus d’être tenus pour responsables. Je voue un grand respect à mon équipe de gardiens de salle parce que ce métier est loin d’être facile au quotidien. Il demande une grande attention, une intelligence humaine mais aussi de la courtoisie, de la discrétion, de l’autorité et de la diplomatie. Debout toute la journée, il revient au gardien de gérer les temps morts seul avec lui-même, de supporter une forme de routine usante. Il assiste sans vraiment y participer à l’émerveillement de certains visiteurs, à la découverte de l’art par les plus jeunes, aux commentaires des connaisseurs. Il est à la fois à la marge et dans l’action, en posture de protection contraignante et d’accueil bienveillant.

Personnage omniprésent dans notre société, le gardien est bien plus complexe qu’il n’y paraît. Parce qu’il exerce tantôt une contrainte tantôt une protection, qu’il veille sur le tangible et l'intangible, le vivant ou l’inanimé, ses missions portent en elles un paradoxe, presque confidentiel, qui nous échappe. On ne prête plus attention à sa présence quand tout est normal. Il est là quand la situation sort de l’ordinaire, en cas de crise, de danger ou d’infraction. Son absence crée alors un sentiment d’insécurité. Et cette dernière est cruciale depuis que l’humanité s’est mise à vivre en groupes, à produire des richesses et à créer des territoires. «L’insécurité est un concept qui relève également du sentiment et de la réalité. La crainte ressentie est influencée autant par l’expérience que par la rumeur, et il est difficile de départager l’impact de l’une et de l’autre².» Notre rapport au gardien est donc éminemment complexe et sujet à de nombreux facteurs. Ambivalent, il oscille entre reconnaissance et rejet en fonction de l’action des gardiens. Lorsque celle-ci est positive et protectrice, on se dit: heureusement qu’ils sont là! Lorsqu’elle est négative et contraignante, on se dit: que font-ils encore là? Cette dualité est constante dans notre appréciation de cette figure. Il y a aussi une forme d’évidence, d’obligation presque, de leur existence: s’ils sont là, c’est bien pour quelque chose. D’où le fameux «Mais que fait la police?», qu’il s’agisse de la protection ou de la contrainte. «Lorsque quelqu’un marche dans la rue en pleine nuit sans danger, il ne lui vient pas à l’esprit qu’il pourrait en être autrement; car l’habitude d’être en sécurité est devenue pour nous une seconde nature et l’on ne se rend pas compte que cette sécurité est uniquement le résultat d’institutions particulières³.»

L’action des gardiens est inhérente au fait de vivre ensemble qui implique lui-même un ordre public: «le bon ordre, la sûreté, la sécurité et la salubrité publiques?», autrement dit la paix, l’absence de troubles et de violences. Car c’est bien de cela qu’il s’agit: il y a des règles à respecter et ces règles s’appliquent à tous pour le bien commun. Et comme l’humanité présente cette tendance, tantôt attachante tantôt agaçante, à vouloir contourner les règles qu’elle a établies pour elle-même, elle a par ailleurs engendré une multitude de gardiens répartis dans un millefeuille de surveillance et de protection. La fonction de gardiennage s’exerce à échelle variable parce qu’elle correspond à différentes strates de règlements dont le gardien est l’extension physique, le médium. Il personnifie un règlement qui est un produit de l’esprit. Comme souvent, une idée donne corps à un groupe. Celui-ci répond à un besoin primordial de protection qui nous accompagne jusque dans l’au-delà, comme en témoignent les gardiens de tombe que les archéologues déterrent à travers le monde et que l’on retrouve aujourd’hui encore dans nos cimetières contemporains. Qui dit règlement dit usage, quelque chose ou quelqu’un qui s’inscrit dans le cadre et constitue l’objet de la mission du gardien. Il s’agit d’espaces, de lieux, de bâtiments au sein desquels évolue du vivant, qu’il soit humain, animal ou végétal. Car c’est bien cela qui importe. Même dans un cimetière, ce sont les personnes pouvant y entrer mais aussi en sortir qui sont gardées. On y surveille surtout les gens et ce qu’ils font, pas vraiment les tombes. C’est l’action humaine que l’on cherche à contrôler. Aurait-on besoin de protéger des espèces animales et végétales si l’homme ne menait pas des activités nocives pour l’environnement? Si nous avons l’impression de garder autrui, nous nous gardons en réalité nous-mêmes et nous nous gardons de nous-mêmes. Autrement dit, l’homme se méfie de lui-même et de sa tendance à nuire. Il protège les choses et les êtres qui ne seraient pas menacés s’il n’existait pas. Conscient de cela, il s’impose des règles de plus en plus complexes au point que certaines, radicales, frôlent l'absurde tandis que d’autres relèvent de la limite acceptable. D’un côté, près de 60% de la population mondiale vit dans un pays ayant muré ses frontières, le plus souvent sous le prétexte de lutter contre le terrorisme, la contrebande ou l’immigration non autorisée?. De l’autre, et alors qu’ils mettent en œuvre à l’échelle nationale des politiques de protection environnementale, les États s’engagent mollement à limiter le réchauffement climatique et la déforestation en raison des considérations économiques des uns et des autres. Ainsi, marquer une frontière ici et maintenant paraît plus important que de lutter contre les dangers climatiques à long terme. L’appropriation d’un territoire mobilise de manière plus efficace qu’un enjeu collectif à l’échelle de l’humanité. Garder ce qui est à soi prévaut sur la préservation d’un bien commun.

Enfant, on rêve souvent de devenir gardien. On veut être pompier ou policier, conduire un véhicule qui fait du bruit, avoir l’air important et porter un uniforme. Comme son nom l’indique, l’uniforme uniformise. Il participe à définir un groupe et permet de l’identifier de l’extérieur. Accompagné d’attributs et d’instruments spécifiques, l’uniforme, quand il existe, contribue à l’autorité du gardien. Quand on voit ce dernier, on sait à qui l’on a affaire. On pourrait même dire que nous sommes généralement conditionnés à cela, car notre vie n’est finalement qu’une longue accumulation de respects de règles, de nos jeux d’enfants au cadre professionnel en passant par le système éducatif, toutes choses qui nous façonnent toutes et tous. Nous subissons aussi au quotidien une pression médiatique qui martèle, chiffres à l’appui, que le niveau d’insécurité n’a jamais été aussi haut. Amnesty International dénonce quant à elle une «dérive sécuritaire?». L’état d’urgence permet à la France de prendre des mesures restreignant les libertés. Un texte législatif promulgué le 25 mai 2021 s’intitule «Loi pour une sécurité globale préservant les libertés»: la liberté est désormais tributaire d’une sécurité renforcée. La multitude de faits divers présentant violences et incivilités partout en France vient alimenter certains discours. Et quand la réalité n’est pas suffisante, on manipule les données et l’on transmet des informations biaisées sur les réseaux sociaux. D’un côté on renforce tandis que de l’autre on dénonce, on focalise l’attention sur ce qui ne va pas. Il n’est dès lors pas simple dans ce contexte d’être un gardien. Le prestige de la fonction a depuis longtemps laissé place à une forme de défiance d’une partie de la population, doublée d’un sentiment d’ingratitude chez les garants de l’ordre. Le métier de gardien ne se résume cependant pas à la contrainte sécuritaire. Garder, c’est aussi prendre soin et établir une relation avec la personne qui nous confie quelque chose ou quelqu’un. Car le gardien surveille à la place de. Et il y a une sorte de lâcher-prise de la part de la personne qui laisse sous la garde, en particulier lorsqu’il s’agit d’un être humain, que ce soit un enfant ou une personne âgée ou dépendante. Ce type de gardien est particulièrement crucial car il remplace une fonction encore prise en charge naguère au sein de la cellule familiale. Lorsqu’il est attentionné et professionnel, il devient un membre à part entière de la famille. Mais quand il fait mal son travail, ses actes relèvent de la trahison et du scandale, comme le montrent les récentes affaires de maltraitance en EHPAD. Ces gardiens portent la responsabilité la plus grande car toute action néfaste sur le vivant implique le traumatisme?, l’impossibilité d’effacer.

Un mauvais geste contre une personne ne s’efface pas comme un tag sur un mur. Il reste gravé dans la mémoire et il n’y a pas de retour en arrière possible. Dans cette même thématique du vivant, quand un médecin est de garde, il se met à la disposition des malades et se tient prêt à aider et à sauver si besoin. De manière générale, un gardien est à l’affût des opportunités d’agir. Il est dans l’attente tout en étant pleinement conscient de sa responsabilité et de ses moyens d’action. Entre attente et action, le gardiennage porte donc en lui un autre paradoxe qui s’applique à tous ses représentants.

Certains gardiens ont également pour mission de prendre soin d’un patrimoine matériel et naturel dont ils maintiennent le bon état. Ils entretiennent des objets, des constructions et des espaces afin de les préserver sur différentes périodes. Dans certains cas, le gardiennage s’inscrit dans le temps long, celui de la conservation historique. Et comme toute bonne histoire se doit d’être partagée, ce qui est conservé devient le support d’une médiation permettant une valorisation des connaissances qui, elles, relèvent de l’immatériel, d’un savoir transmis de génération en génération. Les gardiens sont alors les vecteurs d’une tradition et les garants de sa transmission. Mais attention, la notion de tradition est volatile et trompeuse, on a l’idée de quelque chose qui est gravé dans le marbre et qui n’a pas évolué. Or, il n’y a rien de plus actuel qu’une tradition puisqu’elle a cours aujourd’hui. Et l’on aura beau dire qu’une pratique existe depuis le Moyen Âge, il est peu probable qu’elle se soit maintenue à l’identique pendant un demi-millénaire. Il revient aux gardiens des traditions de porter ce processus: ils sont ainsi, contre toute attente, des acteurs essentiels de notre modernité.

Une forme d’admiration existe envers certains gardiens parce que leur travail paraît inaccessible en raison des conditions difficiles et de la solitude qu’il implique. S’ils ont disparu en France, on pense d’emblée aux gardiens de phare, ces «veilleurs de l’infini» submergés définitivement par l’automatisation. L’opinion commune nourrit la même affection pour les gardiens de troupeaux, métier qui semble hors du temps dans un monde où tout va toujours de plus en plus vite. Chacun d’entre nous prend plaisir à déguster un fromage affiné de manière artisanale dans l’arrière-pays. Il s’agit d’un produit qui a du sens et une histoire. Il y a là une forme de poésie du métier de gardien. Ce dernier est admiré mais l’on se garde bien de vouloir le devenir. «Qui veut aller aux buts?» Personne! Il faut pourtant un gardien pour empêcher l’autre équipe de marquer. Mais voilà, être le dernier recours, derrière, loin de l’excitation et du plaisir de marquer, n’est pas la place la plus recherchée, même si elle est essentielle. L’attaquant conquérant en mouvement constant attire plus les feux des projecteurs que le défenseur acharné dans l’attente d’agir.

Notre société est ainsi faite. En dépit de cela, le gardien occupe une place de choix dans la culture populaire, des sauveteurs en mer de la série Alerte à Malibu aux superhéros des films Les Gardiens de la Galaxie et Watchmen, en passant par la chanson Gardien de nuit de Francis Cabrel et la Garde de Nuit de la saga Le Trône de fer. Un des journaux les plus lus au monde sur internet s’appelle The Guardian. Le film La Nuit au musée retrace les aventures improbables du gardien du musée d’histoire naturelle de New York en dehors des horaires d’ouverture au public. La police est le sujet d’une multitude de films, de séries, de reportages et de livres. Les gardiens sont présents dans notre quotidien et dans l’imaginaire collectif, inépuisables sources d’inspiration et de fascination.

Si je devais retenir une chose de toutes ces réflexions, c’est le lien qui existe entre les gardiens et les limites. Ils sont à la fois contraints par certaines d’entre elles et doivent pourtant les marquer afin qu’elles soient respectées. Garder, c’est se tenir à la limite et réguler, voire interdire son franchissement. Garder, c’est anticiper et attendre la transgression pour entrer en action. Garder, c’est observer à la marge tout en étant un rouage essentiel de la mécanique sociale. Garder, c’est délimiter le périmètre de l’acceptable. Garder, c’est naviguer entre tolérance et autorité.

Rip Hopkins est un photographe de l’intime. C’est la raison pour laquelle ce projet lui a été confié. Chaque image qu’il produit est le fruit d’une relation qu’il établit avec son sujet. Il ne commence à photographier qu’après avoir discuté longuement avec les personnes qu’il rencontre. Entre écoute et séduction, il possède le don rare de faire se raconter les gens. Il a parcouru les Alpes-Maritimesplusieurs semaines avec pour objectif, sans jeu de mots, de présenter les gardiens de ce territoire entre mer et montagne, de la citadelle de Villefranche au refuge de la Cougourde dans le massif du Mercantour- Argentera, de la maison d’arrêt de Nice au musée des Merveilles à Tende. Dans un exercice de style à la Queneau, Rip Hopkins nous raconte avec tendresse et humour la même histoire en variations tous azimuts qui montrent la force et la profondeur de la thématique. Et cette dernière prend tout son sens dans le lieu qui accueille l’exposition des photographies, ancien bagne devenu espace culturel. La commande adressée à Rip Hopkins est une réflexion sur la notion d’enfermement, suite à cette période de contrainte que nous avons tous connue en raison de la récente pandémie mondiale. Ironie du sort, quel meilleur lieu où explorer ce sujet qu’une ancienne prison? Nous avons tous été confinés, enfermés, surveillés. Nous avons tous partagé cette expérience. Mais pendant ce temps, «Qui gardait les gardiens?», pour reprendre Juvénal. Chez l’auteur antique, cette interrogation signifie que l’on ne peut entièrement se fier aux gardiens car ils peuvent être corrompus par les femmes laissées seules à la maison. Cette citation a été reprise au xXe siècle par la culture populaire, dans des films, des séries, des livres et même des jeux vidéo, comme une question ouverte sur cette idée que le gardien doit être gardé institutionnellement mais aussi préservé, objet d’attention de la part d’une société qui a besoin de lui. L’ancienne satire est devenue le support d’une réflexion sur la société contemporaine. Et cette réflexion a donné naissance à cette série photographique qui est un hommage à une fonction fondamentale. Gardons-nous de l’oublier.

Adrien Bossard 2023

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Nicolas Goizet, 19 ans de service, capitaine, responsable parloir et quartier de semi-liberté, maison d’arrêt de Nice.