Ce travail révèle le monde des plumassiers qui m'ont confié les secrets de leur métier. Peu connus du grand public, les plumassiers cultivent la discrétion et restent dans l'ombre, par modestie et par souci de conserver leur précieux savoir-faire, transmis de génération en génération, souvent au sein de la même famille. Je vous emmène en Afrique du Sud, terre des plumes d'autruche, omniprésentes depuis la naissance du métier, avant de remonter la filière en passant par la France, l'Angleterre, la Belgique et l'Italie, au fil des rencontres. Les textes relatent maintes façons et techniques employées pour travailler les plumes, qu'il s'agisse d'un plumet de chapeau militaire, d'un boa de cabaret, d'une couette de lit ou d'une mouche sèche qui va flotter à la surface de l'eau pour tromper une truite. Un rare travail sur un sujet qui n'a pas été traité depuis plus de cent ans.
Une affaire de plumes par Maud Ruby
J’ai découvert l’art de la plume dans les ateliers de la maison Legeron à Paris. Ce fut pour moi une révélation. La technicité manuelle qu’il fallait maîtriser pour transformer la matière m’a tout de suite passionnée ainsi que le monde des artisans, leur personnalité et leur franc-parler. L’atelier avait une âme. Je cherchais tous les prétextes pour que le chef, Bruno Legeron et ses ouvrières, surnommées « les filles » par la profession, racontent leurs histoires d’atelier. Je voulais tout savoir sur les figures incontournables et charismatiques de la scène couture parisienne : la gentillesse légendaire de M. Lesage le brodeur, le caractère bien trempé de M. Lemarié le fleuriste artificiel et plumassier, l’élégance du couple M. Pierre et M. Claudine modistes de la maison Michel, et la bienveillance de M. Massaro le chausseur. Les filles relataient les demandes improbables des stylistes de génie comme lorsque John Galliano, trouvant leurs fleurs trop propres, avait demandé à les salir et à marcher dessus. Les énervés qui arrivaient en faisant un scandale, les rencontres touchantes, les acteurs et leur show pour accéder à leurs volontés, les groupies en admiration devant le travail de l’atelier et les impressionnants avec leur garde du corps armé. Un vrai petit théâtre.
L’authenticité des personnalités du monde artisanal m’a plu, à l’opposé des fauxsemblants de la mode. J’ai eu la chance de débuter ma carrière dans cette atmosphère.
Les plumassiers ne sont pas seulement les artisans de la mode, ce sont toutes les personnes qui récoltent, préparent et transforment les plumes d’oiseaux. Un art ancestral où les gestes et les outils n’ont pas beaucoup changé depuis le xviiie siècle, car rien ne peut remplacer la main de l’artisan. Un plumassier dispose de quatre outils principaux pour travailler la plume, qui malgré les apparences est une matière très résistante : les ciseaux, le couteau à friser, le couteau à parer, la pince.
Les ciseaux coupent les barbes des plumes et leur donnent une forme pointue, carrée, ronde ou en flèche. J’ai quatre paires différentes, une pour les barbes, une pour les côtes, une pour le tissu et une autre pour le papier. Les outils se prêtent difficilement. Un jour, j’ai sauvé in extremis mes ciseaux de la main de M. Legeron qui s’apprêtait à couper du laiton… Il les aurait achevés.
Le couteau à friser ne coupe pas mais donne un nouveau mouvement à la plume, bien que l’on se serve du mouvement naturel, celui-ci est arrangé pour la composition globale. Nous utilisons le couteau comme l’on frise le ruban d’un paquet cadeau. Il faut doser la pression et diriger notre main pour amener la plume à prendre la bonne forme. Ce geste paraît anodin et facile mais il fait une grande différence sur l’ensemble visuel.
Le couteau à parer coupe la côte de la plume pour enlever le duvet et sert à affiner ou à fendre la côte en deux. Il nous permet de décôter une plume d’autruche afin de récolter les brins toujours rattachés les uns aux autres qui serviront à fabriquer les boas. Réussir à ébarber ou décôter une plume de haut en bas sans casser la frange fait partie des premiers exercices de plumassier.
La pince nous aide à apposer de la colle sur la plume et à la placer sur l’ouvrage. Une gymnastique entre la main qui tient et celle qui coupe, afin d’éviter que la colle vinylique blanche ne salisse ni les mains ni la plume. Ce geste paraît si évident lorsque l’on regarde un plumassier travailler, mais cela demande beaucoup de temps et de dextérité pour se l’approprier.
Le propre d’un artisan est de maîtriser sa matière, en passant par la recherche, l’expérimentation, et la transformation. En teinture, il y a une grande part d’expérimentation pour trouver le bon ton, c’est un poste difficile, beaucoup ne veulent pas divulguer leurs recettes. Il y a de nombreux effets de style. Par exemple, le brûlage pour imiter les plumes nobles comme celles des oiseaux de paradis. Les plumes bon marché comme celles du coq ou de l’oie, sont soit brûlées dans un bain chaud de javel, soit « glycérinées », trempées dans un mélange de produits chimiques. Nous enserrons la plume d’autruche entre deux grilles métalliques chaudes qui brûlent la plume par intermittence pour créer un effet graphique de trame.
Nous travaillons la plume de quatre manières différentes, à plat comme la marqueterie, en volume sur tissu, en monture sur laiton ou en couture. Nous passons les plumes à la vapeur pour faciliter notre travail, leur redonner du corps et les nettoyer. La première fois que l’on voit une plume d’autruche passée à la vapeur reste mémorable. Elle se gonfle comme si elle prenait vie, les écailles des barbes se referment pour retrouver de l’ordre et de la brillance.
Au xixe siècle, la mode faisait une telle consommation de plumes exotiques que certaines espèces d’oiseaux ont disparu, comme le grand pingouin ou le cormoran à lunettes. Aux États-Unis, le Lacey Act de 1900 et le Weeks-McLean Migratory Birds Act de 1913, sont les premières lois parmi plusieurs pour la protection des oiseaux. Chaque nouvelle norme amène son lot de créativité. Au départ, pour retrouver les couleurs vives et flamboyantes des oiseaux exotiques dont ils ne pouvaient plus se servir, les plumassiers employaient de la teinture à base d’acide. Nocif pour les poumons et pour l’environnement, ce procédé est heureusement interdit aujourd’hui et nous avons trouvé des alternatives. Les plumes sont préalablement blanchies, c’est-à-dire lavées à plusieurs reprises pour les dégraisser, les décolorer et les débarrasser des parasites. Puis, comme avec le tissu, elles sont teintes à chaud dans des bains de colorants à base de pigments chimiques ou végétaux avec un fixateur.
La minutie et la patience sont les qualités requises pour un plumassier de haute couture. Dans les ateliers parisiens, méthodiques et attentifs aux détails, des femmes (en majorité) fabriquent à l’établi, alors que les hommes occupent les postes de logistique et de gestion. Je regrette que les femmes ne soient pas plus reconnues pour leurs compétences et leur talent. La plupart des créatifs de ce milieu sont masculins.
La transmission de génération en génération est une priorité. Il faut faire perdurer le geste, afin que tout le savoir-faire et les astuces d’un plumassier, ayant fait toute sa carrière dans un même atelier, ne se perdent pas quand il part à la retraite. La sauvegarde du métier dépend d’une formation manuelle mais aussi verbale. Lors d’un adoubement non tacite, le maître d’apprentissage choisit son apprenti plumassier à qui il transmettra son patrimoine artisanal. L’entente et la confiance entre un maître et un apprenti sont essentielles. Les méthodes d’apprentissage à l’ancienne ont bien évolué, les apprentis n’ont plus à passer leur première année à regarder ou à ramasser les épingles, pour ensuite apprendre quelques tâches techniques en soutien aux plumassiers aguerris. Les maîtres plumassiers considéraient que pour apprendre le métier cela devait se faire dans la douleur, d’ailleurs quand on se fait mal on dit que « c’est le métier qui rentre ».
L’apprentissage visuel qui aiguise et forme l’oeil est tout aussi important que l’apprentissage manuel. Lors des années passées aux établissements Legeron j’ai pu observer les techniques en fleuristerie qui ont été d’une grande aide pour confectionner mes fleurs artificielles aujourd’hui. Appelés fleuristes-plumassiers jusqu’au xixe siècle, les artisans de la plume détenaient cette double compétence qui leur permettait de travailler la plume en hiver pour les cabarets et les bals, et la fleur en été pour les fêtes et les mariages.
Rip Hopkins a réalisé les prises de vue de ce livre entre 2019 et 2020. De l’eau a coulé sous les ponts depuis. Claudine de la maison Matreli, a pris sa retraite et son neveu François Simons a repris l’affaire, qui s’appelle aujourd’hui SimonS 1938 Plumes et duvets. Les établissements Legeron ont été rachetés par Chanel et un cabinet de notaires, après des travaux importants de réfection, va occuper les lieux. The Showbizz Shop en Belgique a fermé et Marissa vit avec toute sa famille au Ghana. Klein Karoo International a fusionné avec Mosstrich, l’un de leurs concurrents principaux, pour devenir Cape Karoo International, le premier fournisseur de plumes d’autruche au monde. Et Quentin Kersten continue de travailler avec son père.
Je comprends l’envie de Rip Hopkins d’étudier l’univers des plumassiers et de partager l’humilité et la dévotion dont ils font preuve. Mélangeant vie professionnelle et vie privée, tous les plumassiers qui figurent dans ce livre, mettent leur expertise au service des autres, avec la même passion qui les habite. Ils n’ont pas la volonté d’être artistes, alors qu’ils pourraient le prétendre. Mais comme tout le monde, ils apprécient que l’on reconnaisse leur talent. Ils s’accomplissent dans la recherche de la qualité et la satisfaction de leur client. Le dernier livre sur la plumasserie date xixe du siècle. Laisser une trace écrite et photographique du savoir-faire et de l’univers des plumassiers, est une richesse pour notre société et les générations à venir. Même si la voie d’un métier manuel est encore dévalorisée par rapport à un métier dit intellectuel, j’observe une belle renaissance du métier depuis quelques années.
La plumasserie évolue et la profession est en pleine transformation. La belle époque de la magie des ateliers est révolue. Aujourd’hui tous les ateliers du centre parisien sont fermés et les plumassiers ont intégré de nouvelles structures. La rentabilité avant tout entraîne une perte du savoir-faire. La créativité est contrainte par les budgets qui ne sont plus les mêmes. L’augmentation du prix de la plume chez les grossistes, ajoutée au travail de transformation chez les plumassiers, ont rendu le produit final inaccessible.
La façon de travailler des plumassiers doit être en adéquation avec notre société, plus raisonnée et cohérente avec notre époque. Au lieu d’intégrer un atelier en tant que salarié, la nouvelle tendance des plumassiers est d’exercer en indépendant, pour bénéficier de plus de liberté et d’un modèle économique plus avantageux. Cette nouvelle génération privilégie une approche artistique dans la transformation de la plume mélangeant tradition et innovation. Contraints à faire des choix difficiles pour perdurer, tous les plumassiers s’accordent pour dire que leur métier n’est plus comme avant. C’est le caractère propre du métier, car les plumassiers ont toujours été en mouvement et en constante évolution.
Middelwater farm, Klaarstrrom, Afrique du Sud. Les tons beiges du plumage tacheté des poussins d’autruche de six semaines est différent de celui des adultes. Il est moins coloré, ce qui permet aux jeunes d’être moins repérables par leurs prédateurs durant les premières semaines. L’autruche, le Struthio camelus, est un ratite, un oiseau coureur dont le sternum est dépourvu de bréchet ce qui l’empêche de voler. Le plus grand de tous les oiseaux vivants, les mâles adultes peuvent mesurer plus de deux mètres et demi et peser cent cinquante-cinq kilos. Les femelles sont un peu plus petites. Les autruches ont deux doigts, elles courent jusqu’à soixante kilomètres à l’heure et vivent en groupes de cinq à cinquante. Elles sont essentiellement herbivores, mais elles se nourrissent également de tout ce qui est autour d’elles, graines, fruits, petits cailloux et insectes.