fr / eng
Another Country



Tu as commis le crime
De fornication
C’était dans un autre pays
Et du reste la fille est morte.

Le Juif de Malte, Christopher Marlowe (1564-1593)


Another Country est un livre sur les Britanniques de France, ceux qui ont tourné le dos à leur pays natal pour s’établir en Dordogne. Il montre la vie qu’ils s’y sont construite, l’identité qu’ils y ont acquise et ce qu’ils pensent du pays qu’ils ont quitté. Mais le message implicite de ces images et la force qui me pousse à m’intéresser à ce monde expatrié, c’est l’exploration de mes propres motivations, moi qui vis en France et qui y ai passé l’essentiel de mes années d’adulte. Se mêlent là mon rejet de la Grande-Bretagne, mon sentiment d’inadaptation sociale – l’idée que je ne suis nulle part chez moi en Grande-Bretagne et le fait que je me suis réinventé et donné une ambition. Or le temps passant, je me satisfais moins d’être un étranger et suis de plus en plus attiré par ces valeurs proprement britanniques qui m’ont été inculquées dans l’enfance. J’ai même bien peur d’être amené un jour à revenir en Grande-Bretagne.

Quand j’étais petit et que les vacances en France s’achevaient, je ne voulais jamais rentrer. Une fois l’école terminée, plus tard, pendant mes voyages en Asie, je rêvais souvent d’hommes en cape qui me ramenaient de force dans mon pays. Aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours voulu partir de Grande-Bretagne. J’ai commencé à m’y préparer quand j’avais 15 ans. L’inspecteur Maigret des romans de Simenon m’a aidé à parfaire mon français malhabile : je notais les mots que je ne comprenais pas et les rayais quand je les avais mémorisés. Il s’agissait à la fois d’une volonté de fuir la Grande-Bretagne et d’une attirance pour la France dont la culture était plus proche de ma façon de voir les choses.

J’ai fait des études et travaillé surtout à Paris depuis mes 19 ans, et c’est en France que j’ai passé la majeure partie de ma vie. Je ne sais plus d’où je suis. En Grande-Bretagne, je ne me sens pas britannique. En France, je suis un photographe français de nationalité britannique. Partout ailleurs, je suis un Anglais de France. Je vis actuellement en Belgique avec ma compagne française et nous avons tous les deux le mal du pays. Notre fille, Iris, est née en Belgique et a trois patronymes différents selon la loi belge, française ou britannique. Quand elle sera grande, je ne sais pas si elle dira qu’elle vient du pays de sa mère, de celui de son père, du pays de sa naissance ou de celui dans lequel elle a été élevée.

Aujourd’hui que la Grande-Bretagne et la France sont loin de nous, je ressens le besoin de mettre au clair mes relations avec ces deux pays. Je me suis aperçu que les malentendus entre ma compagne et moi, et les disputes qui s’ensuivent, sont souvent dus à des conceptions qui s’opposent. Britanniques et Français réagissent rarement de la même façon à une situation donnée. Bien que nous ayons vécu ensemble pendant des années, la naissance de notre fille et son éducation au quotidien sont venues réactiver nos différences. Les Français ont tendance à se montrer plus sévères avec leurs enfants, à leur imposer très tôt des consignes et des règles. Les Britanniques, pour leur part, préfèrent souvent les laisser faire ce qu’ils veulent pour stimuler leur créativité et leur développement. Certains Français pensent même que les Britanniques ne savent pas élever leurs enfants, raison pour laquelle ils les envoient dans des pensionnats très stricts.

Avant la naissance d’Iris, nous parlions français à la maison. Mais pour respecter sa double origine, nous lui parlons dans nos langues maternelles respectives. Je m’aperçois que je me comporte différemment selon la langue utilisée. Je suis plus calme en anglais. Je me surprends souvent à gommer mes émotions alors qu’en français je me laisse aller. En anglais les discussions sont plutôt pragmatiques et doivent normalement aboutir, alors qu’en français les thèmes sont plutôt virtuels et je jongle avec les idées sans vraiment penser à une conclusion. Je peux donc être plus britannique en anglais et plus français en français. Ces tourments schizophréniques qui sont les miens contribuent à tracer une ligne de partage culturelle au sein de notre petite famille.

Quand on m’a offert une résidence d’artiste en Dordogne, à Ribérac, j’ai eu l’occasion d’y côtoyer des Britanniques vivant dans une situation apparemment semblable à la mienne. Il devenait urgent que je mesure et comprenne les différences entre ma compagne et moi afin de définir une base commune à nos deux cultures. Ces Britanniques périgourdins, pensais-je, pourraient résoudre certains de mes problèmes domestiques en répondant à mes questions indiscrètes sur la façon dont ils se comportaient avec les Français des alentours. Des questions sur la sécurité sociale, le sexe, les impôts, l’éducation, la liberté, l’argent, la santé, l’amour, les tensions, la Grande-Bretagne, le bonheur, le stress, l’alimentation, les amis et la politique… toutes questions différemment traitées dans les deux pays.

D’une façon générale, la relation Grande-Bretagne / France est éloquente. Les Britanniques éprouvent une attraction-répulsion passionnelle pour la France, alors que les Français ne sont que vaguement intéressés par la Grande-Bretagne. Ayant des frontières communes avec l’Espagne, l’Italie, la Suisse, le Luxembourg, l’Allemagne et la Belgique, et accueillant un flot d’immigrés de ses anciennes colonies d’Afrique et d’Asie, la France a d’autres chats à fouetter. Cette fascination à sens unique en dit long. Objet de désir, la France est peut-être aussi un miroir où se reflète ce qui ne va pas en Grande-Bretagne, où se révèle la face cachée de cette dernière.

Mon travail porte toujours sur des gens qui vivent loin de chez moi. Je ne parle pas leur langue et il est rare que nous ayons des liens culturels. Un interprète fait l’intermédiaire, ce qui me donne le temps et la distance nécessaires pour observer et apprécier la situation. Dans les régions où j’ai travaillé jusqu’ici, comme l’Asie centrale, l’Afrique ou l’Europe de l’Est, les lois sont différentes ou inexistantes, si bien que les documents m’autorisant à reproduire et à publier l’image d’une personne ne sont pas obligatoires et qu’il n’est pas besoin de passer par le système des signatures et des contrats. Dans ces conditions, la communication d’informations personnelles ne se fait que dans un sens. J’apprends des choses sur leur vie sur place, mais eux ne peuvent apprendre de la mienne que ce que je décide de leur dire. Quand je me trouve dans une zone d’hostilités, je prends des risques, je me mets physiquement en danger, mais ce danger prend fin dès lors que j’ai quitté cette zone. Une fois mon travail achevé, je peux m’en détacher pour toujours. Loin de chez moi, personne ne va menacer ma famille, ni m’opposer mes erreurs de jeunesse, ni me rappeler ce que je fuis. Personne ne m’a jamais reconnu, ni moi ni mon accent, personne n’a jamais assez bien su d’où je viens pour m’obliger à faire face à mes incohérences et mes contradictions.

Quand j’ai fait Another Country, ce n’était pas pareil. Plusieurs liens avec mon passé se sont manifestés. Jeremy Harris (p. 62) avait un frère trois classes en dessous de moi, celle de ma sœur. Son père (p. 55) fait du bateau avec mon oncle et ma tante au large de Cape Cod, dans le Massachusetts. Les parents de Louise Ham (p. 45) tenaient le pub dans le village où j’ai grandi ; Katy, sa sœur, a été mon premier béguin (nous nous tenions par la main dans la queue de la cantine à l’école primaire). Paula Balfour (p. 59) connaît bien le parrain de mon beau-frère. Un ami proche a passé quatre ans à retaper une maison appartenant à la grand-mère de Pinky Image (p. 30). Martha Price (p. 96) vient avec sa famille d’une toute petite ville où habite mon père, au pays de Galles. Matt Meers (p. 71) a appris à tresser l’osier avec une bonne amie. Étranges coïncidences dans un pays de 65 millions d’habitants.

L’identité britannique est beaucoup moins liée à un territoire que l’identité française. En dehors de se dire irlandaises, écossaises, galloises ou anglaises, les personnes que j’ai vues dans le Périgord n’auraient pas su dire d’où elles venaient précisément. Les Français, eux, s’identifient souvent à leur origine géographique personnelle. Le physique, l’accent, la cuisine, la mentalité, la façon de s’habiller sont propres à chaque région. Même la langue est restée très diverse jusqu’à récemment. À la fin du XIXe siècle, 20% seulement des habitants parlaient le français, essentiellement dans les grandes villes et en région parisienne, les autres parlant différents patois. Aujourd’hui encore, la cohésion nationale passe souvent après l’allégeance provinciale.

En Grande-Bretagne, en revanche, le sentiment national est très vif et on se dit originaire de la campagne ou de la ville plutôt que de telle ou telle région. Mais ce qui importe le plus, pour un Anglo-Saxon, c’est sa classe sociale révélée par son éducation, son accent, son langage gestuel, ses vêtements, ses biens et ses manières. Les maisons, en particulier, jouent un rôle majeur dans le marquage social. Les Britanniques sont des propriétaires qui adorent leur maison. Face au monde extérieur, c’est leur château, leur refuge, leur havre de paix. Ce qu’elle contient, ce qui la décore, est véritablement l’expression de leur âme. La pression sociale poussant à l’acquisition d’une belle maison est l’un des moteurs de leur venue en France. Pendant des années, on pouvait acheter une belle maison ancienne à la campagne en Dordogne pour une fraction du prix d’un bien comparable en Grande-Bretagne. Jusqu’à la crise financière de 2008-2009 et à la déconfiture de la livre sterling, une maison jumelée située dans le Kent coûtait plus cher qu’un château aux abords de Ribérac. Il n’est donc pas étonnant que les Britanniques du Périgord définissent leurs voisins par la maison qu’ils habitent. Posée dans un cadre intact, bucolique et ondoyant rappelant la Grande-Bretagne des années trente, chacune de ces maisons est le fantasme esthétique d’une version idéalisée sur le sol français.

Les maisons intéressantes m’ont donc conduit à des personnes intéressantes. Un couple d’agents immobiliers, expatriés eux aussi, connaissant sur le bout des doigts le marché local et le milieu britannique, m’a beaucoup aidé en pointant dans la bonne direction. Ceux que j’ai appréciés m’en ont indiqué d’autres, et j’ai suivi la trace, à la rencontre de gens venus des horizons les plus divers. Pour simplifier, tous ceux qui figurent dans ce livre habitaient dans un rayon de 30 kilomètres de Ribérac, la plupart en Dordogne, quelques-uns en Charente, juste au-delà de la limite. Si quelqu’un manifestait la moindre réticence à se faire photographier, j’arrêtais tout. Des rêveurs généreux, courageux, ouverts, créatifs, curieux se sont ainsi fait une place dans ce livre. Sans rien à cacher, tous ont dit oui sans discuter. Je n’ai pas cherché à inclure ou à convaincre ceux qui hésitaient ou ont changé d’avis au dernier moment. Il s’ensuit que ma sélection n’est pas forcément représentative.

Il y a officiellement 10 000 Britanniques en Dordogne, mais 30 000 serait plus proche de la réalité. Personne n’est obligé de se faire enregistrer. Ribérac et ses environs sont l’une des régions où leur présence est la plus dense. Dix kilomètres au nord, dans le canton de Verteillac, la proportion est plus forte que dans tout autre territoire en dehors du Royaume-Uni. Pour une simple raison : si vous venez de Grande-Bretagne en voiture, Ribérac est le point le plus au sud que vous puissiez rejoindre avant la nuit. C’est une destination familiale économique qui évite l’hôtel, l’avion, la voiture de location et la crise de nerfs. Le paysage est celui du Hampshire d’avant les autoroutes, l’été à l’anglaise dure sept mois et les maisons authentiques sont bon marché.

Pendant les moments, courts mais intimes, que j’ai passés avec les personnages de mon livre, j’en ai assez appris pour comprendre les ressorts de leur vie et de leur comportement. Chaque photo est l’expression du tempérament ou de la situation d’une personne donnée. Graeme Wallace (p. 95), par exemple, qui a passé sa vie à sillonner le monde pour enseigner l’anglais, porte le costume d’elfe qu’il a reçu avant les fêtes de Noël. Lizzie Henty (p. 73) porte des vêtements qui sont à vendre sur son site internet. Michael, son mari (p. 97), n’en porte pas : il lui est arrivé si souvent d’aller à l’hôpital et d’en sortir que c’est presque une seconde nature pour lui que d’être nu. Aaron Blond (p. 85) m’a fait plaisir en illustrant le goût des Britanniques pour la décoration des cabinets. Il reconnaît qu’il y passe beaucoup de temps à lire. Rachel Evans (p. 35) aime regarder la télévision dans son salon en tenue d’Ève en chevauchant Stanley. Image d’un rêve brisé, John et Egje Mitchell (p. 38) s’étreignent dans un champ désert après l’effondrement de leur maison, retapée par un entrepreneur britannique incompétent. Après avoir passé cinq ans en Inde dans un monastère tibétain, Jeremy Harris (p. 62) recourt à une technique de méditation au fond de son jardin.

Intentionnellement, ces photos ont été prises en hiver car seuls ceux qui habitent là en permanence sont présents quand il fait froid. Nous sommes loin du cliché de la Dordogne avec chopine et confit de canard au soleil, sur fond de tournesols et de collines verdoyantes. Le titre Another Country m’a paru convenir pour plusieurs raisons. Au premier niveau, il dit la volonté de ces pionniers qui se sont efforcés de créer en Dordogne leur terre idéale, qui n’a peut-être jamais existé et n’existera jamais. Il s’inspire d’une vision romancée de la Grande-Bretagne, proche de celle des romans d’Evelyn Waugh, Grandeur et décadence (1928) ou Retour à Brideshead (1945). Mais il a d’autres résonances. Il est tiré de la tragédie Le Juif de Malte de Christopher Marlowe, écrite en 1589 ou 1590 cité par T.S. Eliot en exergue de ce poème lancinant qu’est Portrait d’une femme, où le narrateur s’avère impuissant à répondre aux avances d’une femme plus âgée que lui et s’évade à l’étranger. Another Country est aussi le titre d’une pièce de Julian Mitchell, écrite en 1982 et son adaptation au cinéma par Mareck Kanievska avec Rupert Everett en 1984. Plus ou moins inspirée de la vie de Guy Burgess, elle évoque l’effet de l’homosexualité et du marxisme sur le parcours de l’espion, ainsi que l’hypocrisie et le snobisme du système des « public schools ». Le titre fait allusion non seulement à la Russie communiste, cet « autre pays », mais aussi à ce monde des « public schools » des années trente qui était effectivement un « autre pays ».

Dans tous ces cas, Another Country fait référence à un autre lieu que celui dans lequel le personnage a grandi, et à un cadre affectif dont il s’est détaché. L’écho lointain du thème homosexuel, dans la pièce de Julian Mitchell, rappelle aussi le dynamisme du milieu gay en Dordogne. Cela peut paraître paradoxal dans la France rurale, souvent jugée conservatrice et conventionnelle, mais il est apparemment fort bien accepté car les Français de Dordogne, à la différence des Britanniques dans leur pays natal, ne se mêlent pas de ce que font, ou de ce que sont, leurs voisins.

La Dordogne est un eldorado où chacun peut se réinventer. On y est qui on veut et ce qu’on veut. L’entrepreneur devient artisan ; le chauffeur de camion, agent immobilier ; la coiffeuse, châtelaine ; le vendeur, nabab du foncier ; l’ingénieur, producteur de cinéma et le cadre de société, homme à tout faire. Cela a moins de chances d'arriver en Grande-Bretagne où le système de classe dominant, fondé sur la naissance et l’éducation, borne souvent ce qui est faisable ou non.

La communauté britannique de Dordogne est divisée en deux groupes : ceux qui sont intégrés, et ceux qui ne le sont pas. Ceux qui ont un étrange complexe de supériorité et ne veulent pas avoir affaire à la société française, d’ailleurs ils n’y sont pas obligés puisque leurs revenus viennent de Grande-Bretagne (caisses de retraite, loyers ou investissements). D’autres sont trop paresseux pour apprendre le français et gagnent leur vie grâce aux Britanniques du cru – essentiellement travaux ou gîtes. Mais certains se donnent beaucoup de mal pour s’intégrer et s’aperçoivent que ce n’est pas facile. En règle générale, plus on est là depuis longtemps, plus on a de chances d’être accepté. J’ai entendu des Britanniques dire qu’ils n’avaient pas grand-chose à partager avec les Français, sinon la météo et les techniques du bâtiment, et que les sujets de conversation étaient vite épuisés. Une bricole peut devenir une pomme de discorde, par exemple une invitation à dîner qui n’est pas rendue ou telle réaction à la saison de chasse, quand tout ce qui bouge est une cible potentielle et la moindre promenade une aventure risquée. Il y a alors une vraie fracture culturelle entre Britanniques et Français du cru. Le chômage étant ce qu’il est, les jeunes ont tendance à filer en ville pour trouver du travail. Ceux qui restent à la campagne vivent difficilement de leurs petites fermes et ne savent pas trop quoi penser de ces excentriques qui débarquent.

Les Britanniques qui avaient réussi leur intégration en France étaient soit nés en France, soit arrivés jeunes et l’esprit assez ouvert pour se mêler à la société française. Mais au-delà d’un certain âge, ils semblaient trop imprégnés de leur britannicité pour s’en débarrasser. Après une violente dispute avec son père, Norman Smith (p. 78) s’est réfugié dans la région. Il avait 17 ans et à l’époque, il y avait peu de jeunes Britanniques dans les parages. Il est devenu la mascotte locale. Aujourd’hui marié à une institutrice française, c’est un entrepreneur estimé et dont la plupart des clients sont français. Joël Thomas Grant (p. 80) a une histoire du même genre : conflits à la maison, arrivée à 15 ans et adoption par les communautés française et britannique. Les Anglais l’appellent Tom, les Français, Joël. Norman, comme Tom, a pris sciemment la décision de quitter la Grande-Bretagne et d’épouser la France. Tous deux se voient plus en Français qu’en Britanniques, ayant beaucoup plus donné à la France qu’à la Grande-Bretagne, et reçu d’elle. Ils sont venus s’immerger dans la culture française, s’instruire, apprendre à parler français et à être français.

Autre exemple d’intégration, Sara de Bathe (p. 57). Elle avait 11 ans quand elle est venue de Southsea (Hampshire) avec ses parents. Elle en avait 16 quand elle est repartie. Mais la France lui manquait et elle est revenue à 33 ans, en 2004. Assistante d’éducation à Saint-Aulaye, de toutes les personnes que j’ai rencontrées, c’est la seule qui travaille dans le secteur public. Arrivée ici il y a vingt-deux ans, Mitt Morris (p. 89) travaille sur des projets d’architecture avec des entrepreneurs français pour des clients français. Se qualifiant de « loup en habit d’agneau avec des nichons », elle se fait respecter des entrepreneurs qui arrivent à l’heure et travaillent pour le même tarif que leurs homologues britanniques. Le secret de l’intégration, c’est le travail. Si on travaille avec les Français, il faut parler français et on devient partie intégrante du système. Mais dans l’ensemble, les Britanniques sont farouchement indépendants et veulent être leur propre patron alors que les Français tiennent à la sécurité de l’emploi et aux avantages sociaux qui vont avec. Par ailleurs, bien des Britanniques ne se sentent pas assez à l’aise en français et ne possèdent pas les qualifications requises par un éventuel employeur.

La crise financière récente a changé la donne du tout au tout. La livre sterling a chuté d’un tiers par rapport à l’euro, la bourse de Londres a perdu 30% de sa valeur, les taux d’intérêt ont dégringolé et l’immobilier britannique est dans la tourmente. Aujourd’hui la vie est plus chère en France qu’en Grande-Bretagne. C’est mauvais pour ceux qui vivent en Dordogne avec des revenus en livres, mais cela ne change rien pour ceux qui sont soumis au régime français. Pour la première fois, sans leur pouvoir d’achat et leur autosatisfaction financière, les Britanniques réalisent que pour survivre, ils ont le choix entre s’intégrer à la société française ou partir. Certains retournent en Grande-Bretagne, d’autres essaient de reproduire le même schéma au Maroc, en Croatie, en Bulgarie ou en Roumanie, où le coût de la vie et l’immobilier sont encore bon marché.

Les Britanniques que j’ai connus en Dordogne ont du courage. La plupart ont tout laissé derrière eux : famille, amis, métier, cadre de vie, pour réaliser leur rêve et parvenir à une qualité de vie hors de leur portée chez eux. Ils donnent à voir ce qui ne va pas dans leur pays. Les enjeux sont là : leurs proches pensent qu’ils sont fous ou qu’ils ont les idées larges, et l’éventuel retour en arrière est généralement voué à l’échec social ou financier. Fier d’appartenir à la même nation que mes modèles d’Another Country, j’ai été surpris par leur stoïcisme : jamais une plainte, quelles que soient leurs difficultés. J'apprécie leurs sens de l’humour et leur façon de se moquer d’eux-mêmes. Ils me faisaient confiance, ils étaient généreux, ils auraient pu être mes amis, ma famille. Avec cette appartenance britannique que nous avions en commun, ils faisaient en quelque sorte partie de moi. Mais je n’ai plus l’impression de faire partie d’eux. Ce livre m’a appris que j’étais fait de deux sphères dont chacune tourne autour de l’autre. Elles ne se mélangent pas mais, ensemble, elles me font tenir debout. Chacune s’effondrerait sans l’autre. Pour comprendre les vraies allégeances de ceux qui étaient bien intégrés en France, je leur ai demandé carrément quel camp ils choisiraient s’il y avait une guerre entre la France et la Grande-Bretagne. Tous m’ont dit qu’ils s’enfuiraient. C’est ce que je ressens. Je ne saurais prendre parti. D’un côté ce serait me battre contre ma famille et mes amis, de l’autre ce serait pareil. Je ne suis plus britannique mais je ne suis pas français. J’ai une double identité.

Les Britanniques d’Another Country considèrent qu’on est chez soi là où sont parents et amis, indépendamment de la géographie et de la culture. L’idée du chez soi est entièrement personnelle, à chacun de trouver son lieu et de faire ce qu’il veut. Je me suis aperçu que j’attendais avec impatience de rentrer « chez moi » en Belgique vers la fin de mes séjours à Ribérac. J’avais le mal de Bruxelles. Au lieu d’apporter des réponses à nos différends, Another Country a résolu nos problèmes indirectement et de façon inattendue. Rassurée de savoir que je n’étais pas le seul à me déguiser en elfe, à enfourcher un âne tout nu et à me faire conduire par un bélier, ma compagne a écrit quelques pages pour ce livre. C’est la première fois que nous travaillons ensemble à un projet. Elle a aussi commencé à parler anglais à Iris et moi, maintenant, je lui parle souvent en français.

Nous attendons notre second enfant en juin.


Rip Hopkins, Bruxelles, décembre 2009

fermer informations

"La première année, quand je travaillais la terre, j’avais un sentiment bizarre, comme si je ne devais pas le faire" : Roland Wallace (50 ans) et Jonathan McFarlane (49 ans) sont venus de Brighton en 2006. Peintres et professeurs d'art, ils vivent ensemble depuis qu'ils se sont rencontrés au Goldsmith's College de Londres, il y a vingt-cinq ans. Ils ont créé et dirigé une école d'art, et c'est ici qu'ils entendent tracer leur route.